Il faut prendre congé de l’urgence antiterroriste contre le siècle des révolutions

Prescription pour les gouvernants

Erri De Luca
Le Monde
8 février 2010

Le XXe siècle a été le siècle des révolutions, la première en Russie en 1905, les dernières en Europe de l’Est après l’effondrement du pacte de Varsovie. Les rapports de force et d’oppression se sont inversés avec les révolutions, en émancipant d’énormes masses humaines dans les années 1900, de l’Asie aux Amériques. C’est ce qui s’est passé à mon époque, j’ai été un militant révolutionnaire dans l’Italie des années 1970, non par caprice de jeunesse, mais par obéissance à l’ordre du jour du monde.
Les derniers révolutionnaires du XXe siècle sont encore en vie. Certains sont devenus des chefs d’Etat et de gouvernement, on joue pour eux les hymnes nationaux. D’autres restent derrière les barreaux, dans des exils sans fin, ou bien dans une liberté désorientée après des dizaines d’années purgées en prison. On devrait protéger ces dernières vies, car elles sont les reliques politiques du siècle des révolutions, le grandiose XXe siècle.
Il faudrait protéger par exemple les vies de Sonja Suder et de Christian Gauger (soupçonnés d’avoir fait partie des “cellules révolutionnaires” allemandes), qui sont sur le point d’être extradés de France et remis aux autorités allemandes. Renvoyer au jour numéro un de leur peine, à la case départ, des révolutionnaires du XXe siècle, accusés de crimes politiques vieux de trente ans ou plus (huit olympiades)Pre: c’est non seulement triste, mais dépassé. C’est réaffirmer que le XXe siècle est encore là, en dépit des myopes qui l’ont vu bref.
Il est temps au contraire de prendre congé du siècle des révolutions, en laissant les miettes de vie des derniers révolutionnaires suivre leur cours, en les délivrant du petit martyre des dernières clôtures. Les polices doivent s’en tenir à des mandats d’arrêt, même largement expirés. Mais il existe la mesure et la sagesse politique pour corriger des distorsions et décider en toute autonomie du temps de fermer et de celui d’ouvrir.
Les vies de Sonja Suder et de Christian Gauger doivent être protégées non par clémence, mais par évidence de temps expirés, par droit politique de fermer le cahier de classe du XXe siècle. On cessera ainsi de diviser les révolutionnaires en vainqueurs à recevoir avec des cérémonies officielles, et en vaincus à extrader. Non pas parce qu’ils sont vieux, l’âge, que je partage avec eux, n’est pas une circonstance atténuante. Oui, elle atténue beaucoup de choses, mais pas la responsabilité d’avoir été révolutionnaires au moment nécessaire.
Il est temps de déclarer prescrit le XXe siècle des révolutions, par pure hygiène physique et mentale. Que les noms de Sonja Suder et de Christian Gauger soient consignés dans les archives politiques et non pas dans la chronique judiciaire. C’est une bonne occasion pour établir la suprématie et la souveraineté de la politique sur les vies humaines.

Traduit de l’italien par Danièle Valin

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Dall’esilio con furore: cronache dalla latitanza e altre storie di esuli e ribelli
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