Francesco Cossiga: “Vous étiez des ennemis politiques pas des criminels”

“La soi-disant justice qui s’est exercée et qui s’exerce encore à votre encontre, même si elle est légalement justifiable, tient politiquement soit de la vengeance, soit de la peur”

Sénat de la République
Francesco Cossiga

à M. Paolo Persichetti
Casa Circondariale Marino del Tronto
Frazione Navicella, 218
63100 Ascoli Piceno

Rome, 27 septembre 2002

Cher monsieur Persichetti,

J’ai lu l’entretien que vous avez accordé à La Stampa (25 septembre 2002), et je vous remercie pour l’attention que vous et vos camarades réservez à mes analyses et à mes jugements.
J’ai combattu durement le terrorisme, mais j’ai toujours estimé que, s’il s’agit bien entendu d’un phénomène politique gravissime et blâmable, il n’en plonge pas moins ses racines dans la situation sociale et politique particulière du pays et non dans un “humus propre à la délinquance”.
Le terrorisme de gauche – qui était aussi le fruit de ceux qui, au sein des partis et de la Cgil, n’avaient pas le courage d’aller jusqu’au bout de leurs opinions ou de leurs actes, qui professaient la “violence” au Parlement et dans “la rue”, mais qui, ensuite, n’ont pas assumé, c’est le moins qu’on puisse dire, la responsabilité des conséquences pratiques de leurs enseignements – naît à mon avis d’une lecture “non historique” du marxisme-léninisme et d’une “mythification” de la Résistance et de la Libération qui, dans le contenu social et politique de la gauche, a échoué parce qu’elle a conduit à la reconstitution d’un “régime des libertés bourgeoises”.
J’estime que l’extrémisme de gauche, qui n’était pas un terrorisme au sens propre (en effet, [les militants] ne croyaient pas qu’on ne pouvait changer la situation politique que par des actes terroristes), mais plutôt une “subversion de gauche”, comme l’avait été à ses débuts le bolchevisme russe, c’est-à-dire un mouvement politique qui, se trouvant dans la situation de combattre un appareil d’État, usait de méthodes terroristes comme l’ont toujours fait tous les mouvements de libération, y compris la Résistance (l’assassinat d’un grand philosophe comme Giovanni Gentile – bien qu’il fût fasciste – alors qu’il marchait tranquillement dans la rue par des résistants des Gap [NdT : Groupes d’actions patriotique, d’orientation communiste] florentins peut être jugé favorablement ou négativement, mais, d’un point de vue théorique, il n’en reste pas moins un acte de terrorisme), en croyant amorcer – et c’est là qu’était l’erreur, ne serait-ce que sur un plan formel – un mouvement véritablement révolutionnaire.
Vous avez été battus par l’unité politique entre la Démocratie chrétienne et le Parti Communiste Italien, et parce que vous n’avez pas su entraîner derrière vous les masses dans une véritable révolution. Mais tout ceci fait partie d’une période historique de l’Italie qui est achevée. Et, dorénavant, la soi-disant “justice” qui s’est exercée et qui s’exerce encore à votre encontre, même si elle est légalement justifiable, tient politiquement soit de la “vengeance”, soit de la “peur”. Ce sont précisément ces mêmes sentiments qui animent nombre de communistes de cette période. Quelle légitimité républicaine croient-ils détenir, quand ils l’ont conquise non par un suffrage populaire ni par des luttes des masses, mais à la faveur de leur collaboration avec les forces de police et de sécurité de l’État ? C’est pour cela que moi, qui ai été pour beaucoup d’entre vous “KoSSiga” [NdT: les deux S sont écrits à la main en calligraphie runique pour évoquer le sigle nazi], voire carrément “le chef d’une bande d’assassins responsable d’avoir ordonné des homicides”, je suis aujourd’hui partisan de clore ce chapitre douloureux de l’histoire civile et politique du pays, ne serait-ce que pour éviter qu’une poignée d’irréductibles ne deviennent de funestes maîtres à penser pour de nouveaux terroristes, ceux qui ont tué d’Antona et Biagi, que, pour les forces de police et pour la Justice, il est commode de chercher parmi vous, parce que vous avez été vaincus politiquement et militairement avec l’aide de la gauche : il serait peut-être plus embarrassant d’aller les chercher ailleurs…
Malheureusement, toutes les tentatives, de ma part ou de la part de certains de mes collègues, de droite ou de gauche, de faire approuver une loi d’amnistie ou d’indulto [NdT: allègement de la peine d’emprisonnement] se sont heurtées surtout à l’opposition de la sphère politique de l’ex-Parti communiste.
J’ai lu qu’on vous a refusé l’usage d’un ordinateur. Honnêtement, j’ignorais qu’un tel appareil pouvait être une arme de guerre ! Au cas où vous en feriez de nouveau la demande et que celle-ci serait de nouveau rejetée, faites-le-moi savoir et je veillerai personnellement à vous le faire parvenir.
Ne perdez jamais votre dignité d’homme, même en prison, lieu qui n’est pas fait ni organisé pour “racheter” les hommes ! Et ne perdez jamais espoir.

Cordialement,
Francesco Cossiga

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