Erri De Luca: lettre à un détenu politique flambant neuf

“Persichetti, ils ont besoin de toi”

Erri De Luca
il manifesto
5 septembre 2002


Tu vois, Paolo, ces pouvoirs ont besoin de toi. Les détenus politiques, les anciens battus de la lutte antiterroriste ont vieilli. On ne peut plus tirer d’eux aucune gratification à en être les vainqueurs. Il est vrai qu’en deux mille trois sont prévus au moins quatre films sur l’enlèvement d’Aldo Moro, un quart de siècle après, mais ce sont justement des films et entre-temps un déluge d’années de prison s’est écoulé pour les responsables. On sait tout sur eux et sur tous les actes de la lutte armée, mais on feint de ne pas les connaître à fond pour entretenir le charme d’une œuvre au noir toujours en frémissement. Maintenant, ils ont un besoin urgent de chair fraîche à mettre à faisander dans les cellules pour ennemis. Toi, avec tes quarante ans, tu es ce qu’il y a de mieux sur le marché. Tu es un gibier élevé dans la semi-prison de l’exil français, ce gibier sans défense qu’on crible de plomb dans les réserves pendant la saison de la chasse. Qu’importe qu’il s’agisse d’actes lointains, les derniers de la saison finale de la lutte armée ? Qu’importe que tu sois aujourd’hui un étranger vis-à-vis de ce sol-là ? Tu es la nouvelle proie de la lutte gratifiante contre le terrorisme qui chez nous alimente des succès personnels. Comme les généraux qui font une carrière politique en Israël, chez nous ce sont les magistrats chargés de cette spécialité qui l’ont faite et la font. Aujourd’hui, l’Italie et l’Occident ont un besoin oxygénant de justification. Quel droit avons-nous de creuser l’écart de notre richesse, de contrôler les stocks d’air, d’eau et de sol de la planète, quel droit avons-nous de dresser des barrières et des barricades contre les pauvretés ? Nous avons le droit d’une société en danger, menacée de destruction par le terrorisme, qui, pour sa défense, peut donc jouer ses plus mauvaises cartes et compacter son front intérieur. Certains intellectuels ont raison de s’inscrire au nombre de la nouvelle espèce protégée de la civilisation en danger. Leur numéro zéro part du ground de Manhattan, le mien de l’abyssal au-dessous de zéro de la plus grande partie de la terre.
Mais quelle remise de peine, mais quelle amnistie ? Ce qu’il faut ici, c’est le renouvellement du personnel incarcéré. Celui qui est sous garantie depuis plus de vingt ans arrive à échéance. La France a gardé au frais pour nous toute une belle tranche de recalés qu’on peut punir aujourd’hui comme s’ils étaient nouveaux. Aujourd’hui peuvent commencer des réclusions à perpétuité pour des crimes politiques d’il y a trente ans, quelle belle victoire toutes ces têtes blanchies à empailler. Chez nous, après des décennies, la rancune est toujours intacte, fraîche du jour.
Ils n’arrivent pas à obtenir le moindre cafardage sur les affaires en souffrance, deux tristes homicides de fonctionnaires ministériels isolés et désarmés. Sans dénonciations, ils sont incapables aussi de clore l’enquête de Cogne, après trois cents perquisitions dans la petite maison par toute l’équipe scientifique et savante.
Tu vois Paolo, tu n’es pas l’arrière-garde d’une troupe d’hommes battus à plate couture, mais le trait d’union avec les futurs vaincus à embaumer vivants dans des prisons uniquement habitées désormais par des étrangers. Car les Italiens sont toujours innocents. Tu es la primeur de nouvelles carrières fondées sur la déportation d’autres oiseaux de cage. Qu’importe que vous ne soyez pas des canaris, que vous ne chantiez pas parce que vous ne savez rien des nouveaux refrains ? Ce qui compte, c’est que vous soyez là, dans les fers du dernier pilori contre le terrorisme.
Récemment, on m’a demandé avec un sincère étonnement comment j’avais pu écrire la préface du livre de Scalzone et toi La révolution et l’Etat. Aujourd’hui, les mots, les livres retrouvent le poids respectable du soupçon, et une préface peut déjà procurer le frisson du délit d’association. Aujourd’hui, je me sens associé à tout le restant pénal des années soixante-dix et quatre-vingt bien plus qu’avant et bien au-delà d’une préface. J’aurais l’ambition d’en écrire la conclusion.
Tu vois Paolo, je n’ai pas de consolation à t’offrir, je ne peux te souhaiter la bienvenue dans ta ville troublée par le retard du championnat de football et par le moustique tigre. Je t’envoie ces lignes à travers un des deux ou trois journaux qui acceptent de traiter ces sujets en Italie. Je te souhaite la plus profonde anesthésie.

Traduction de Danièle Valin


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