Enzo Traverso: “Années de plomb, entre tabou et refoulement”

Le livre entretien de Mario Moretti publié en Italie en 1994 vient de paraitre en France, traduit, préfacé et annoté par Olivier Doubre, chez Amsterdam, 356 pages, 19 euros. C’est l’occasion pour l’historien Enzo Traverso d’analyser le climat politique de la fin des années 1970 italiennes, et de tirer le bilan, aujourd’hui de cet épisode encore peu étudié par les historiens

* (Nei prossimi giorni sarà disponibile in linea anche una versione in italiano di questa intervista. Ndr)

Propos recueillis par Jean-Claude Renard
Politis
1 septembre 2010

Avec le recul, quel regard d’historien portez-vous sur ces années de plomb?
J’ai vécu entre Gênes et Milan entre 1977 et 1981, ce qui correspond aux années les plus dures, d’une lourdeur extrême. Cette période apparaît lointaine: un quart de siècle s’est écoulé, et le monde a totalement changé; c’est en même temps une époque qu’on a du mal à inscrire dans une perspective historique. C’est la grande différence avec Mai 68: on a vu en France il y a deux ans une vague éditoriale, qui n’était pas médiatique mais constituait déjà un début d’historicisation, avec d’importants travaux. L’Italie est encore dans un état hybride, entre le tabou, le refoulement, l’incapacité de faire face à cette période, l’ersatz judiciaire et les demandes d’extradition. Ce passé a plus été élaboré au tribunal que dans l’espace public. Le bilan n’a été tiré ni par les responsables politiques de l’époque ni par les historiens. Les années 1970 commencent seulement à être étudiées. C’est un héritage très lourd, une époque riche de potentiels et qui s’est terminée de la pire des manières. Ce qui explique l’incapacité à lui faire face. Avec une génération, au sens large du terme, qui a produit le meilleur et le pire.

Quelle est cette production du meilleur et du pire?
Aujourd’hui, on trouve des exmilitants de la gauche radicale dans un parti xénophobe, raciste et populiste comme la Ligue du Nord (l’actuel  ministre de l’Intérieur, Roberto Maroni) et dans le Peuple de la liberté, le parti de Berlusconi (le ministre des Affaires étrangères, Franco Frattini). Nombre de gens sont arrivés au berlusconisme en passant par Bettino Craxi, qui, le premier, avait compris que la crise de la gauche radicale jetait dans la nature toute une generation en perte de repères, et qu’on pouvait y puiser. Quant au meilleur, il se trouve dans les universités, où travaillent des philosophes comme Giorgio Agamben et Domenico Losurdo, des historiens comme Guido Crainz, ou dans la littérature, avec des écrivains comme Erri de Luca.

Comment les mouvements d’extrême gauche percevaientils l’existence d’un groupe armé?
Il s’agissait de «camarades qui se trompent». Au départ, on ne sait pas très bien qui sont les Brigades rouges, si elles s’inscrivent dans la tradition de la Résistance ou dans une guerilla à la manière de l’Amérique latine. Dans un climat tendu, militaire, les Brigades rouges étaient le groupe le plus audacieux. Il y avait une réserve, parfois une condamnation, mais, en même temps, les Brigades exerçaient une fascination très forte sur l’extrême gauche en général. Cette fascination est devenue une attraction politique, parfois irrésistible, après 1976, l’année de la dissolution de Lotta continua. Pour toute une mouvance soudainement dépourvue de repères, les Brigades rouges avaient une capacité d’action époustouflante. Elles prétendaient porter l’attaque au coeur de l’État, et c’est ce qu’elles ont fait! Jusqu’à kidnapper Aldo Moro le jour où la stratégie du compromis historique devait être votée à l’Assemblée. Pour moi, trotskiste alors, et pour beaucoup d’autres, les sentiments étaient partagés: d’une part, on critiquait le terrorisme dans la mesure où l’on pensait qu’il remplaçait l’action des masses; de l’autre, on combattait la répression et on défendait tous ceux qui étaient arrêtés. Nous avions forgé le slogan «ni avec les Brigades rouges ni avec l’État», qui n’était pas faux mais traduisait en même temps notre impuissance.

La répression des autorités a été l’occasion d’exactions, de tortures, de lois spéciales, comme le souligne Mario Moretti dans son livre…
Il faut rappeler que le climat était d’une extrême tension. Ainsi, un de nos camarades, dont l’activité n’avait rien de clandestin, a subi une perquisition avec le déploiement d’hélicoptères et des unités spéciales de la police en tenue de combat. Cela n’avait aucun sens! Se réunir simplement dans un café pouvait poser un problème. L’Italie est restée, malgré tout, une démocratie, la torture ne s’est pas généralisée, même si les brigadistes ont parfois subi des massacres, comme dans le cas de via Fracchia, à Gênes, bien décrit dans le livre. Mais il faut rappeler que tout cela se déroulait dans un climat d’accoutumance à la violence qui, au final, banalisait la répression. Tous les jours, la presse rapportait qu’un cadre d’entreprise, un haut fonctionnaire ou un professeur d’université avait été tué ou «gambizzato» (blessé aux jambes par balles). Ce climat explique, à partir des années 1980, le rejet de la violence et une certaine fétichisation des droits de l’homme, qui, comme un contrecoup de la saturation antérieure, sont devenus un substitut de la politique.

Comment expliquez-vous l’émergence et l’importance des Brigades rouges, à la difference d’autres groupes, en Allemagne ou en France?
Les Brigades rouges sont une organization terroriste née dans un pays qui a connu la Résistance comme mouvement de lutte armée de masse. L’Allemagne a également connu une résistance antinazie, numériquement aussi importante qu’en Italie ou en France, mais, pour toute une série de circonstances historiques, en Allemagne, il n’y a pas eu de résistance armée de l’intérieur. Les brigadistes s’inscrivent dans cette tradition, trouvant des relais dans les usines, ayant des contacts avec les militants de base du Parti communiste et les anciens résistants. En Allemagne, la RAF (Fraction armée rouge) n’est pas issue du mouvement ouvrier, il fallait mener la lutte armée contre un État «fasciste», héritier du régime nazi. Les brigadistes ont parfois subi des massacres, comme dans le cas de via Fracchia, à Gênes, bien décrit dans le livre. Mais il faut rappeler que tout cela se déroulait dans un climat d’accoutumance à la violence qui, au final, banalisait la répression. Tous les jours, la presse rapportait qu’un cadre d’entreprise, un haut fonctionnaire ou un professeur d’université avait été tué ou «gambizzato» (blessé aux jambes par balles). Ce climat explique, à partir des années 1980, le rejet de la violence et une certaine fétichisation des droits de l’homme, qui, comme un contre motivations, les perspectives sont donc différentes. Si le terrorisme ne s’est pas enraciné en France, c’est lié à une plus grande stabilité politique des institutions françaises. Il n’y a pas eu de crise de l’État comme en Italie. La Ve République a finalement pu traverser la période des années 1970 sans dommages. Sans comparaison avec l’Italie. D’autre part, l’extrême gauche française avait une orientation politique et idéologique bien différente. L’armure idéologique des trotskistes a empêché certaines dérives. D’une certaine manière, la gauche radicale italienne a dû s’inventer, parce que sans tradition ni forte matrice, contre le Parti communiste. Elle a dû trouver ses repères idéologiques. Du coup, elle a été plus novatrice, mais sur des bases plus instables, plus fragiles. La gauche radicale française était prête à une traversée du désert, ce qui n’était pas le cas en Italie.

Quelle est l’importance du témoignage de Mario Moretti, si l’on songe notamment aux accusations d’infiltrations et de manipulations?
Ce témoignage est d’autant plus important que Mario Moretti dissipe un certain nombre de mythes qui existent encore, même en Italie. Après la chute de l’Union soviétique, certains documents sont sortis prouvant que les Brigades rouges avaient eu des contacts avec certains services des pays de l’Est. Commes elles voulaient faire tomber les institutions italiennes, il est naturel que les Brigades aient suscité l’intérêt des uns et des autres. Dans le contexte d’alors, il est tout à fait possible que l’organisation ait eu des contacts avec l’Est, voire avec l’OLP. Mais que la trajectoire des brigadistes, leur naissance, leur développement, s’explique par le rôle des services secrets de l’Est, de l’OLP ou du Mossad est un mythe qui ne tient pas la route. Il n’y a eu, à l’évidence, aucune manipulation. Mais on peut imaginer des infiltrations de la part de l’État italien. Il faut savoir que celui-ci n’a d’abord rien compris au mouvement. Il y avait un noyau de 150 personnes dans la clandestinité, un autre noyau, plus large, de gens qui pouvaient aussi entrer dans la clandestinité et, enfin, une aire de milliers de sympathisants. Un groupe plus facile à infiltrer. Mais, à vrai dire, l’infiltration relève de la norme dans l’histoire de toute organisation terroriste. En tout cas, face à ce foisonnement d’organisations révolutionnaires, à quelques exceptions près, les hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ne comprenaient pas grand-chose.

La mort d’Aldo Moro semble avoir marqué un tournant pour les Brigades rouges.
L’expérience des Brigades rouges s’est mal terminée, et ne pouvait que mal se terminer. Les Brigades ont surgi et se sont nourries de la crise des mouvements sociaux et politiques ayant marqué l’Italie des années 1970. En même temps, leur succès, leurs exploits militaires ont décrété la fin des mouvements d’extrême gauche, la fin de la contestation. Ce que dit clairement Mario Moretti dans ce livre : «Après l’affaire Aldo Moro, nous étions à l’apogée de nos forces, et nous n’avions aucune perspective». Ils ne savaient plus quoi faire. Et, à y réfléchir, l’apogée des Brigades rouges correspond à la défaite du mouvement ouvrier : l’automne1980 est marqué par l’échec de la grève des ouvriers de Fiat, licenciés par milliers, 24 000 à Turin, après un mois de grève. Tous les activistes d’extrême gauche et beaucoup de responsables syndicaux sont virés. C’est un tournant. Les années 1980 seront très différentes de la décennie antérieure.

Enzo Traverso est professeur de sciences politiques à l’université de Picardie, à Amiens.

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Mario Moretti, Brigate Rosse. Une histoire italienne

Libri – Mario Moretti, Brigate Rosse. Une histoire italienne, Traduction de l’italien par Olivier Doubre, éditions Amsterdam, 356 pages, 19 euros


Au début des années 1990, Mario Moretti, principal dirigeant des Brigades rouges pendant les années 1970, est incarcéré à Milan. Il accorde alors un long entretien à deux célèbres journalistes italiennes, Carla Mosca et Rossana Rossanda, ancienne dirigeante du Parti communiste italien. Publié pour la première fois en France, ce témoignage unique restitue au plus près l’histoire italienne des «années de plomb», la situation d’exception qui régnait alors, ainsi que le mouvement massif d’insubordination révolutionnaire qui secouait la péninsule transalpine. Tout au long de cette période, l’ordre existant semblait à chaque instant près de vaciller.
De la formation politique des premiers brigadistes dans les usines milanaises à l’arrestation de Moretti, plus de dix années se sont écoulées. En 1978, les Brigades rouges ont organisé l’un des événements majeurs de l’histoire italienne contemporaine: Aldo Moro, chef de la Démocratie chrétienne, promoteur d’un «compromis historique» entre cette dernière et le Parti communiste, est enlevé et exécuté… par Moretti lui-même, qui le reconnaît ici pour la première fois.
Tout au long de cette décennie, les Brigades rouges se sont évertuées, à travers la terrible radicalité du choix politique de la lutte armée, à combattre l’État, le capitalisme et l’exploitation, au nom de la liberté et de l’égalité. Sans compromis ni compromissions. Mais à quel prix?
À l’heure où le monde semble s’installer de nouveau durablement dans une ère de turbulences et où partout les États mettent en place des législations d’exception au nom de la lutte contre le terrorisme, il importe plus que jamais de revisiter l’histoire italienne des «années de plomb».

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Oliviero Diliberto, un discorso del 1999: “Le riforme non potremo farle”

Era il primo maggio del 1999 quando Oliviero Diliberto solennemente dichiarava in visita alla scuola di formazione della Polizia penitenziaria di Cairo Montenotte:

“Io ringrazio molto – e non è una frase di circostanza – gli amici del Sappe che ci hanno offerto questa occasione di confronto e, lasciatemi dire subito che non è evidentemente un caso che io sia qui oggi, Primo maggio, giorno della festa dei lavoratori. Non è un caso, anzi è una precisa scelta politica…Io ritengo sia mio dovere stare tra i lavoratori del Corpo… Le organizzazioni dei lavoratori non sono portatrici soltanto di rivendicazioni sindacali, ma sono, viceversa e giustamente, portatrici di un progetto sull’Amministrazione Penitenziaria che mi offre l’occasione di un confronto con un progetto mio e del Governo… Se avremo l’allarme sociale non potremo fare le riforme, perché non vi sarà il consenso dell’opinione pubblica; vi sarà il consenso di alcune ristrette avanguardie per le riforme, ma non potremo farle. Ecco allora il senso delle due iniziative che in questi primi mesi ho avviato. La prima è relativa all’esercizio dell’articolo 41 bis. Articolo 41bis che, come saprete, io non ho delegato ad alcuno, ma esercito personalmente su ciascuno dei detenuti, firmando i provvedimenti. Ma vi è un secondo provvedimento, di cui mi assumo interamente la responsabilità politica, e cioè la creazione di un nuovo ufficio che è stato oggetto, come saprete, anche di contestazioni politiche, un ufficio che si occupa della sicurezza. Io ho chiamato a reggere l’ufficio così costituito, un generale che voi ben conoscete, il Generale Enrico Ragosa, che è tornato così a lavorare in questa Amministrazione, un uomo che è garanzia di fedeltà democratica ed è garanzia di efficacia della propria azione. Questo ufficio è alle dirette dipendenze del Direttore generale, non ha compiti diretti di gestione ed è lontano anni luce dall’idea, che pure è stata sollevata da qualche giornale, di restrizione delle condizioni carcerarie, anni luce distante! Serve esattamente al contrario. L’Ufficio per la garanzia penitenziaria è la precondizione proprio per poter aprire il carcere senza preoccupazione.”

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Diliberto, la tua rabbia sara la nostra gioia
Sgommiamo Oliviero Diliberto dalla scena politica
Gom